c'est entre parenthèses dans un temps qui n'existe pas. Noir désir

(Misstic)

Après avoir passé un samedi matin à faire taire le téléphone du regard -s'il appelle c'est qu'il peut pas-, un samedi soir à relire son texto jusqu'à le connaitre par cœur, j'ai passé un dimanche matin à supplier le téléphone de sonner.

Dans son texto il me disait qu'il appellerait dimanche en début d'aprem.
A midi (13h30 chez moi...) je n'avais toujours aucune nouvelle. Mon père m'a demandé ce que je comptais faire l'aprem et j'ai bien dû leur expliquer que peut-être, peut-être, j'allais aller au musée avec un type de ma classe.
Ma sœur a tout de suite fait comme si les choses étaient trèèès ambigües, et mon père n'a rien trouvé de mieux que de dire, très sérieusement en plus, qu'il irait bien lui aussi.
Ben voyons, j'allais te le proposer.

Je remonte dans ma chambre, et puis mon portable sonne.
Il a la voix enjouée, je lui demande s'il a pû finir son anglais, il me dit que oui bien sûr depuis ce matin, et à quelle heure on se retrouve alors?
Je raccroche, j'ai les mains qui tremblent, je fais tout tomber autour de moi sans faire exprès, et je trouve plus mon parfum, ni mon sweat noir, et je mets un bazar pas possible en vidant la moitié de ma chambre pour retrouver diverses choses comme mes fusains, mon mp3, un miroir de poche, une bouteille d'eau.
Je n'avais rien prévu.
J'étais tellement sûre qu'il allait annuler.

Je consulte les horaires de bus, agresse mon père pour qu'il m'avance en voiture, je conduis sur l'autoroute sans voir les autres voitures, je traverse aux passages piétons de la même façon.
Le dimanche peu de bus, j'attends cinq minutes à l'arrêt, je demande à un monsieur handicapé si ça fait longtemps qu'il est là (pour savoir si j'ai raté le bus de 14h22 ou non), il s'avère que oui, je t'écris un sms, le bus arrive.
J'écoute de la musique, je suis déjà en retard, et en plus le bus est pourri, le moteur s'arrête à chaque fois qu'on fait une halte à un arrêt.

Et puis voila, je suis là, à cet arrêt auquel je descends tous les matins, et je marche dans cette rue que je connais par coeur en direction du lycée.
Un peu avant le carrefour, je l'appelle, je lui dit que j'arrive, il dit qu'il sort.

Je suis devant le lycée, il n'est pas là, je me dis que ce devrait toujours être les garçons qui attendent les filles, mais je m'en fous, je tire sur les fils de mon écharpe et je souris toute seule.
Plusieurs minutes passent, je me demande ce qu'il fait, s'il va vraiment venir, je vérifie qu'il n'a pas rappellé.
Bien au bout de cinq minutes il arrive.

C'est le moment le plus parfait de l'apres midi, il ouvre la grande porte, il sourit, et c'est lui, c'est lui quoi, avec sa veste verte de lutin et son sac de cours. C'est lui et il est là pour moi. Je lui demande s'il avait du mal à trouver la sortie, il rigole et m'explique ses petits problèmes quotidiens d'interne. On se fait la bise, c'est la deuxième fois seulement de toute ma vie. C'est parfait parfait, je me dis que je l'ai tout pour moi pour un petit moment.

Ahah.
Genre.

Au bout de quelques mêtres baaam grosse claque.
"ça te dérange si on invite aussi la fille gentille et le bout-en-train?"

(Pas envie de donner leurs prénoms.) (la fille gentille est celle dont je parlais récemment, j'avais justement peur d'être obligée de lui proposer si elle était dans les parages...
Le "ménage à trois".)

Oui.
"Nooon. Mais pas du tout, vas-y, super idée! C'est vrai que si ils sont là ce sera sympa!"

J'en rajoute, peut être trop, ça me parait assez convaincant.
Il appelle la fille gentille(argh), elle est partante (argh), on l'attend devant la librairie(argh)
Il appelle le bout-en-train, il ne répond pas, tant mieux, il aurait volé l'attention tout l'apres midi.

On parle d'associations humanitaires et du campus.
Et puis elle arrive, avec son foulard bleu et ses cheveux blonds.
On se fait la bise, et cette idiote me demande si ça m'ennuie pas qu'elle vienne.
Bien sûr que non ma grande, t'es juste en train de briser le plan qui me cause tant de soucis depuis une semaine.

On marche vers le musée, c'est dur à admettre mais la fille gentille est véritablement gentille et tout.

Au musée on confie nos mentaux au vestiaire, lui son sac à dos, moi je garde le mien, si bien que je me retrouve à porter sa bouteille d'eau plus toutes les affaires de la fille (portable, clef...)

La suite se perd.
Comme il a dit quand on en est sorti "au musée on était hors du temps".
Il y a du monde au début, et des tableaux du moyen âge, la fille gentille étale sa culture sur les scènes bibliques.
Plus ça va moins il y a de monde et plus les tableaux sont magnifiques.

On s'arrête à chaque tableau, on fait toutes sortes de commentaires, même pas cons (à part les miens de temps à autre), on regarde la lumière, les mains du christ, et les angelots qui font flipper.
C'est bien, c'est juste bien, j'adore la peinture.
Mais je serais allée au musée avec n'importe qui d'autre ça aurait été du pareil au même en fin de compte. Passer un bon moment au milieu de très belles choses et s'ne mettre plein les yeux. A-ton besoin des autres pour ça?

J'apprends peu de choses sur lui, alors que j'avais prévu de mener un vrai interrogatoire.

Il y a un tableau d'un homme avec une redingote, il ressemble à E.A.Poe. Il a des mains très fines, et je décide de les recopier.
Je sors mon bloc, mon fusain, ils sont tout excités, je leur dis que ça va pas le faire, ils reculent, me disent qu'ils vont regarder sans que je les voie.
J'ai les mains qui tremblent, c'est chiant d'être debout aussi, je les entends murmurer dans mon dos, et je commence à tracer de gros traits moches.
Ils s'éloignent au bout d'un petit moment, discutent d'autres tableaux, je réussis pas trop mal l'endroit où les doigts se rattachent à la main.

Ils aiment bien, je dis que c'est mal fait -car oui, c'est mal fait-, ils disent que non, qu'ils y arriveraient jamais, j'attire leur attention sur autre chose.

J'ai mal au dos avec tout ce que j'ai mis dans mon sac (besoin irrépréssible de trimballer un peu de la maison pour me rassurer), les lanières font mal, la fille gentille s'accroupit de plus en plus au sol pour regarder les tableaux.
Heureusement on finit par trouver une banquette.
Il y a des paysages de montagnes tout autour.

Un vieux me parlent.
Les vieux aiment bien me parler, mais ils sont bien les seuls malheureusement.

Il me dit qu'il est monté en haut du glacier là, et que cette montagne c'est là, et que les cailloux ont telle couleur.

On ne croise plus personne, je n'ose pas regarder ma montre.
On arrive aux sculptures, ça donne une ambiance bizarre à la pièce tous ces personnages figés. Je dessine les ailes d'un ange.

On arrive tout juste au 19ème siècle quand une voix désincarnée se fait entendre. Le musée va fermer, il est 18h15. ça résonne. C'est glauque. J'ai pas envie de partir.

On voit les impressionistes au pas de course, mais c'est foutu pour l'art moderne.
Il n'aura pas vu De Staël. Ce tableau que j'aime tant et que son père lui a recommandé.

On récupère les manteaux, les clefs, la réalité.
Il fait chien et loup dehors, on parle du carnaval, fille gentille se fait un turban avec son foulard bleu, et elle lui propose de lui préter pour qu'il se déguise en bédouin.

A l'arrêt de tram ils me demandent si je le prends, je dis que oui je peux, je peux marcher aussi, j'ai pas encore vraiment décidé, mais déjà ils me disent au revoir.
ça va trop vite, on ne se fait pas la bise, on se dit à demain, putain demain, ils sont déjà lointains avant de s'être éloignés.
Ils ont continué à marcher ensemble.

Dans le tram il y a un vieux, encore un, avec une radio à la main.
Hugues Aufray chante Santiano. "Au retour j'irai voir margaux, à son doigt je passerai l'anneau". C'est très étrange, il fait nuit dehors et je ne sait pas si je dois sauter de joie ou pleurer.
Très manichéiste, je sais.

Le bus met encore une éternité à arriver, il y a plein de gens avec leurs valises, je me demande s'il rentrent chez eux, ou s'en vont au contraire affronter leur semaine.
Au retour j'écoute the silent force.

Je choppe le dernier bus, c'est fou cette chance pour les trucs stupides.
Ouais, 19h17 dernier bus.
On se croirait encore à l'époque du couvre feu. ça me déprime.
Je marche lentement dans les rues sombres, je m'efforce de me composer un masque pour faire croire à ma famille que tout s'est passé comme je le souhaitais.

Tout ne s'est pas passé comme je le souhaitais.
A vrai dire rien ne s'est passé comme je le souhaitais.
Elle était là. Elle n'a pas gaché les choses en tant que telles, c'était plutôt sympa de discuter tous les trois, elle s'y connait plutôt bien en art.
Et pourtant. Elle a tout gaché. Je les revois en train de parler de leur Savoie natale.

Restons positive.

Déjà on y est allé. C'était pas vraiment bien parti.

On était que trois et pas quatre. Avec bout-en-train ça aurait été ingérable.

Fille gentille n'a rien fait d'odieux, elle n'était pas pérpétuellement en train de le bouffer des yeux. Je sais très bien qu'elle l'aime bien. Et elle sait très bien que je l'aime bien.
Et on se comporte l'une envers l'autre avec une gentillesse démesurée.

Il y a aussi le tout debut de l'aprem. Il avait l'air à peu près aussi content que moi que ça se fasse. Son coup de fil aussi.
Le fait qu'il m'ait demandé si ça me dérangeais qu'il propose aux autres. Dans l'absolu j'aurais pû l'en empêcher. Il m'aurait mépriser à mort, sans doute, mais voila, j'aurais pû. Il n'a pas pris la décision seul, il n'a pas foutu mon idée en l'air dans mon dos.

Il y a les tableaux qu'il aime. C'est important de connaître ce que les autres aiment. Ce tableau de soleil couchant qui semble bruler le sol. Et ces tableaux de montagnes qui ressemblent à des photos tellement ils sont réalistes.

Il y a cette odeur qui ne nous a pas quittés de l'aprem. Je ne savais pas si c'était mon parfum, le sien, ou celui de fille gentille, mais c'était entêtant.

Il y a ce moment où on est resté côte à côte, très près, trop près, il y avait tant de place dans ces salles vides mais on était bras contre bras pendant plusieurs longues secondes. C'était déjà un peu arrivé dans la queue du self, mais je n'y croyais pas, je me disais toujours que c'était à cause de la forte concentration de gens.
Là c'était vrai, et si je le sentais il le sentait forcément.
Je comptais les épaisseurs entre nous.
Mon sweat, mon tee shirt manche courte, mon tee shirt manche longue, sa veste, son pull, son tee shirt. 6.

Au début aussi on n' arrêtait pas de se cogner les chaussures sans le faire exprès, et on était en permanence en train de s'excuser, c'était à la fois génant et génial.

Il y a enfin tout ce qu'on a pas vu. Il faudra y retourner il a dit. Se mettre du pop art plein la vue, de l'absurde, du Chagall. Du De Staël.

Je pourrais esquisser de nombreuses suggestions qui viendraient tout noircir.
Par exemple il a peut être voulu appeller ces gens pour ne pas se retrouver en tête à tête avec moi. Possible.
Mais je ne veux pas de ça ce soir.

Ce soir je voudrais juste qu'on s'évade dans l'un de ces paysages vénitiens, qu'on grimpe dans une gondole et qu'on disparaisse à l'horizon, là où le tableau n'est plus qu'un flou de bleu et de blanc.

Et si on arrivait jamais à regagner le rivage ce ne serait pas très grave.

Re:

Avec du retard... merci à tout le monde

Re: Avec du retard... merci à tout le monde