c'est entre parenthèses dans un temps qui n'existe pas. Noir désir

J'écoutais cette fille avec son nom de muse et de voiture tout à la fois, la première étant là bien avant elle et la seconde quelques années après. Et je trouvais que son prénom lui allait à merveille, cette antiquité la plus pure et cette modernité la plus mordante.

C'était l'enthousiasme débordant des jeunes militants, et la difficulté à trouver les mots.
Elle répétait souvent "tu dois me prendre pour une illuminée", ça me faisait sourire.

Je lui avais tenu des tas de portes quand elle avait des béquilles.
Ce matin, au détour d'une conversation sans aucun rapport (les profs de philo sautent-ils vraiment leurs élèves?) elle a prononcé un nom, que je ne connaissais pas et dont je ne me souviens déjà plus, et pourtant ce nom a allumé une petite ampoule quelque part dans mon cerveau et j'ai dit "la décroissance".
Et puis j'ai rangé mes affaires pour aller en cours. Et cette fille m'a fait "tu connais? Attends tu pars? Tu sais quoi, je viens avec toi".

Elle a commencé prudemment. "Je ne sais pas comment tu vis ni rien, si tu dois payer un loyer ou si tes parents s'en occupent, mais en fait ce que je voulais dire c'était qu'on peut arrêter de se focaliser sur l'argent".
Ah.
Elle m'a demandé ce que je savais de la décroissance, à savoir pas grand chose, un idéal utopique et radical.
On marchait au milieu des collégiens déchainés et elle s'embarquait dans des explications confuses.

"Tu vois, le problème c'est que ce n'est pas utopique et que les gens ne s'en rendent pas compte. Les gens ils croient faire de l'écologie en soutenant Nicolas Hulot, mais ushuaïa, faut voir qui finance... L'écologie c'est pas ce truc à la mode qui consiste à faire pousser des pommes dans son jardin."

"Oui mais c'est déjà ça. Pareil, le fait qu'on s'intéresse à Nicolas Hulot c'est déjà un immense progrès"

"Non! Parce que c'est de l'individuel! On perd l'essence de l'idée! Il faut du collectif. Mais tu vois la décroissance ils ne revendiquent rien de politique, en fait ils cherchent plutôt à mobiliser par les associations, des groupes d'échanges. "

"C'est remettre tout en question la décroissance c'est pas pour rien que c'est considéré comme radical."

"Hulot ce qu'il veut c'est polluer moins pour polluer plus longtemps. C'est pas ça la solution, il faut tout revoir"

"C'est pas forcément possible. Il faut plutôt chercher à faire du concret, à ne pas rester dans les belles idéologies mais à appliquer tout à la réalité"

"La réalité? ce n'est qu'une réalité, tu vois tout ça, tout ce système, on est persuadé qu'il n'y a rien en dehors. Ce n'est pas nous qui devons nous adapter à la réalité, c'est elle qui doit être conforme à ce dont on a vraiment besoin"

Les gens adorent me convaincre.
Je ne peux pas faire trois pas en centre ville sans que des jeunes viennent me voir pour une quelconque association.
Souvent j'écoute. Et au bout de quelques minutes, quand je me dis que développer l'éducation dans les pays défavorisés c'est plutôt un bon projet et que je suis prête à donner quelques euros, on me demande si je suis majeure. "Pas encore, pourquoi?"
"Ah dommage, mais les dons se font par virement bancaire."
Et pan, dans ta gueule.

En un après midi je me suis faite harceler deux fois par le même type, qui avait oublié mon visage dans le flot de tout ceux qu'il avait croisé.

Il n'y a pas que les associations d'ailleurs. L'autre jour c'était une fille d'environ 25 ans bien sapée, avec un portable dernier cri à la main qui me tombe dessus. "hé, t'aurais pas cinquante centimes?" Déjà le vouvoiement ne serait pas un luxe. Une petite explication non plus. Pourquoi? une photocopie? pour le parcmêtre? c'est quoi ta raison de faire la manche?
Alors je dis non. Non. Simplement. Je ne me cherche même pas d'excuse, elle non plus n'en a pas fait l'effort.

Et là elle se met à crier. "Ah ouais? tu les as pas? Vas y c'est bon laisse tomber, mais toi t'as mangé à midi et tu mangeras ce soir, tu peux pas penser aux autres?"

Perdu.

Il est 15h et je n'ai pas encore mangé. Et tu vas pas me prendre la tête, déjà qu'elle tourne et que j'ai passé deux heures à mettre la main sur un bouquin de Bachelard. Ensuite faudra m'expliquer d'où tu sors ton portable, et son utilité, si tu cours après cinquante centimes pour manger. Et pour finir, si, j'y pense aux autres, je viens justement de laisser un euro cinquante au secours populaire pour deux bouts de scotch sur un papier cadeau. Alors tu peux gueler, j'en ai rien à foutre, ça m'empêchera pas de dormir.

Bien sûr je n'ai rien dit. J'ai vaguement commencé quelque chose et puis je me suis éloignée parce que les gens tout autour nous regardaient bizarrement.

ça me laisse assez perplexe tout ça.
Les gens qui mendient, c'est l'influence de mes parents. Ne pas donner parce que ce ne sont pas forcément eux qui en ont le plus besoin. Et puis si c'est pour qu'ils achètent de l'alcool ou quoi, hein.

Hein.

Alors on donne à des associations.

Mais là encore...
Je ne crache pas dessus, ne nous méprenons pas.
Ils font pour la plupart un boulot de malade et puis ils font quelque chose, eux.

Mais.

Des putains de dérives quand même... la surmédiatisation du téléton, arche de zoé et compagnie, l'argent qui à force d'intermédiaires n'arrive jamais à destination...
C'est épisodique, certes.

Mais pour le coup, il faudrait vraiment quelque chose de collectif.

Il y a quelque chose qui ne me plait pas dans ce coté "humanitaire".
Surement le fait d'être au dessus. Donner pour se prouver qu'on est pas qu'un sale égoiste qui ne pense qu'à son chèque de fin de mois. Donner pour se donner bonne conscience.

Et puis c'est considérer qu'on est vital pour les autres, ceux du Sud. "Que seraient-ils sans nous?"
ça crée de la dépendance. Pourquoi la survie des pays du Sud dépendrait-elle de notre bon vouloir, de notre envie de donner?

Bien sûr ne rien faire est inhumain quand on sait ce qu'il se passe. Il faut faire.
Mais faire bien tant qu'à faire. L'humanitaire, oui bien sur, pour les situations extrèmes ou d'urgence, les ouragans et les guerres civiles.

Mais on ne doit pas se satisfaire de cette logique "je donne et tu prends ce que je donne".

Apprendre à pêcher après avoir donné un peu de poisson.

Soyons idéalistes.
Il faudrait que tous ces sous que les habitants des pays riches donnent ne s'éparpillent pas comme ça dans une multitude de petites associations pas toujours efficaces.
Il faudrait en faire un fond, un fond énorme, imaginez la somme que ça ferait, les medecins sans frontières, les oxfam...
Et les états du Sud emprunteraient dans ce fond, avec 0% d'intéret et la possibilité de rembourser sur le très très long terme.
Et avec cet argent ils se débrouilleraient par eux même. Créeraient des écoles où et comme ils en ont envie.
Et les gamins en Ethiopie s'achèteraient des stylos encre neufs comme tout le monde, et ne récupéreraient pas les vieux stylos encre des écoliers français.

Restent les élites corrompues au pouvoir qui n'en n'ont rien à foutre des stylos encre.

Pour le coup il ne vaut mieux pas en parler.
Allez, on remet les lunettes roses.

Tout va bien voyons.

Obama, et les papiers cadeaux du secours populaire vont nous sauver.

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