c'est entre parenthèses dans un temps qui n'existe pas. Noir désir

On va bientôt passer en 2009 et pour être honnête, ça m'est complètement égal.

J'ai renfilé la robe noire trop échancrée -mais ça ne se voit pas à cause de l'écharpe, à cause du mal de gorge- à contre coeur.
On est le 31 décembre et je m'en fiche.

Mes parents, mon oncle et sa femme finissent la salade de fruit en bas, et en attendant la glace je viens me remplir de mots noirs.

Je n'ai pas envie de faire la fête, de toute façon ce n'est pas au programme, je n'ai même pas envie de passer cette soirée tranquille qui m'attend, à manger de la glace et boire de la tisane et à évoquer l'enfance des vieux.

Je n'ai plus rien envie de faire bizarrement. Enfin, non, ce n'est pas si bizarre.
Ce qui est étrange c'est la persistance de ce sentiment.

Deux, trois heures après le décès c'était normal, je ne voulais rien faire, plus rien, plus jamais.
Ni dormir, ni manger, ni parler, ni marcher, ni m'arrêter, ni acheter, ni changer de jean, ni rester, ni partir, ni pleurer, ni guérir.
Je ne voulais plus rien, j'aurais juste voulu être quelqu'un d'autre que moi. Quelqu'un ailleurs, loin, quelqu'un de stupidement con et heureux.

Avec les jours l'impression s'est un peu diluée.
Un peu. Trop peu.

J'ai laissé tomber le travail.

Je n'ai rien fait en Espagne, et je me dis qu'il est trop tard pour sauver les meubles et que la tonne de devoirs que j'ai a faire, et bien je ne la ferais pas voila, et si on me cherche je me défendrais, après tout j'ai des circonstances atténuantes.

Je n'ai envie de rien.

Voir les gens c'est bien, c'est réellement agréable, mais c'est aussi prendre conscience d'un décalage dérangeant.
Je peux faire semblant que tout est rentré dans l'ordre, j'y crois assez bien moi même.
Pourtant il ne passe pas un instant sans que je pense à ce qui est arrivé.

Là tout de suite c'est pareil.

Je voudrais juste être quelqu'un d'autre.

Quelqu'un qui ferait la fête pour la nouvelle année, avec pleins de cotillons moches, du champagne dans des coupes, et de la musique rétro.

Il y a un bazar monstre dans ma chambre. J'arrive pas à finir mes cadeaux de noël, il y a des tas de trucs pas emballés échoués dans mes tiroirs.

Parce que non, on a pas encore ouvert les cadeaux. Puisqu'on ne les a même pas fermés.
Voire, pas encore achetés.
Tant mieux, encore quelques jours et on profitera des soldes.

Mais là encore je n'arrive qu'à éprouver une profonde indifférence.
Je n'ai pas hâte d'ouvrir les paquets reçus un peu avant noël, je n'ai pas non plus envie d'offrir les choses que j'ai achetée, plus ou moins au hasard, parce qu'il faut se vider le porte monnaie avant de se remplir la panse paraît-il.

Je m'en fiche de tout ça.

Je me souviens parfaitement de ce que je pensais un peu après sa mort.
ça ressemblait vaguement à ça, aussi insolite que ça puisse paraitre:
"C'est fini Choupi, c'est fini, tu vas arrêter tout ça, tout ce matérialisme, c'est fini de rêver de jeans taille basse et de blousons en cuir, c'est fini les lunettes noires à la Kate Moss."

Il y a quelque chose qui cloche.
Qu'est ce que je fais seule dans ma chambre un 31 décembre à 22h41?

Il fait froid, je viens d'enfiler ma chemise de mec par dessus ma robe.
"Tu sais j'ai froid dedans".

Il va falloir que je raconte tout.
Je le sais.
C'est la thérapie.

ça va être dur.
Long.
Brouillé.
Vous aurez le droit de pas tout lire. De pas lire du tout.
Ce sera une partie de plaisir pour personne.
Mais je sais d'ors et déjà que ce ne sera pas totalement inutile.

La couverture que m'a tricotée ma grand mère sent la crème pour bébé.
Je m'en suis rendue compte hier soir, alors que je l'étrennais, gelée dans mon lit.
Dix jours d'absence, dix jours sans chauffage, et à notre retour il faisait une toute petite dizaine de degré dans la maison.
ça aussi c'était surréel.
Se balader en manteau dans sa chambre.

Dans une heure et dix minutes on est en 2009.
ça commence mal.

Il y a quelque chose qui s'est cassé.
Une partie de moi qui est partie quand il est partit.

Pas grand chose- je continue à me ronger les ongles, à me mordre les lèvres, à avoir la peau trop blanche- mais une part non négligeable quand même.

Ils ont dû finir la salade de fruits à l'heure qu'il est.
Ils parlent de ma tante, celle de Normandie, qui est en dépression.
C'est très joyeux tout ça.

J'aimerais faire de l'humour. Même noir.

Pourtant je n'y arrive pas.

Et personne ne comprend.

La première personne à avoir réagi ça a été Marion.
Je sais pourquoi. Elle a perdu sa grand mère l'an dernier et ça l'a vraiment bouleversée.
Elle a du savoir, comprendre, un peu.

Je viens de relever mes meils. Il y en a qu'un d'intéressant. Le reste c'est des conneries de chaines, de pub. Mais il y a celui là, de toi, parce que toi aussi tu as perdu ta grand mère. C'est gentil. Et puis le titre du meil c'est "fleurs" et je trouve ça beau.

Toi aussi tu as été admirable. Même si tu dis ne pas trouver les mots, tu m'as aidé.
Tu étais la première au courant, et j'avais besoin de lire "je prie pour vous", c'était la meilleure chose que tu puisses faire, que tu puisses dire. Et même si je n'y crois pas tout le temps, même si je ne crois pas très bien, ni très fort, ni très comme il faut, cet après midi là, j'avais besoin, oui besoin, qu'il y ait un Dieu quelque part au dessus de nos têtes.

J'avais aussi besoin de t'écrire. Maintenant que j'y repense, les mots que j'ai jetés sur le papier étaient tellement à vif qu'ils perdaient en cohérence tout ce qu'ils gagnaient en sensibilité.
J'ai l'impression de répéter ça en permanence, mais j'aurais voulu que tu sois là.
Tu fais quoi maintenant?
Je perds pied.

Quelques autres personnes ont été admirables, à des degrés inférieurs, mais présentes malgré tout. Mal à l'aise, et coincées dans les formules d'usages, mais c'est l'intention qui compte. Ouais, comme pour les cadeaux de noël.
~~Même si noël ce ne sera plus jamais pareil.~~

D'autres ont été admirables par leur absence, mais je n'en veux à personne, c'est difficile ces choses là, on ne sait pas quoi dire, tout ça.
De toute manière ces personnes auraient été à des années lumières de se rendre compte, de saisir, alors ça n'a pas d'importance.

Où vais-je trouver la force?

La force de se lever à 6 heures du matin, bientôt, tellement bientôt, quand il fera nuit dehors, et qu'il n'y aura plus rien à attendre, parce que Noël est passé et que le réveillon, ce réveillon même qui se déroule en ce moment, sera passé à son tour.

"Queridissima nieta, te deseamos que pases una feliz Navidad en union de tus queridos padres y hermanas, muchos besos de abuelita y abuelito que mucho te quieren".

La dernière chose qu'il m'aura écrite.
Il ne savait pas encore qu'on passerait noël avec eux.
Il ne savait pas encore.

Epicure a dit qu'il ne faut pas avoir peur de la mort, quand elle est là on y est plus, quand on est là elle n'y est pas encore.

Et ce vieux con d'Epicure est mort comme tout le monde et à cette date il n'est plus rien qu'un petit tas de poussière, et je viens de crier sur ma soeur alors qu'elle venait simplement me proposer un chocolat, et dans quatre minutes c'est demain, et demain sera aussi vide et insensible.